Des fameuses limites

Publié le par gaelle

Pour illustrer mon article  précédent .....

DES FAMEUSES LIMITES

Il est difficile d'aborder le sujet de l'éducation sans parler des fameuses limites issues de la maxime : “L'enfant a besoin de limites”. J'observe qu'il y a, pour les parents et les éducateurs, un questionnement confus à ce sujet. Pour ma part, je ne souscris pas à l'idée de “limites” en tant que principe, mais j'adhère naturellement à l'observation des limites en tant que réalité.

Je m'explique. En l'absence de limites, il y a forcément de l'abandon : de l'abandon de soi (“Je dis toujours oui, même quand cela ne me convient pas”), ou l'abandon de l'enfant (“Je dis toujours oui car je me désintéresse des conséquences de tes actes ou de tes choix, je suis indifférent, je te laisse te débrouiller en toute circonstance, je ne te fais pas bénéficier de mon attention, de mon intérêt, de mon expérience, je ne te donne pas les outils nécessaires à la construction de ton bien-être et de ta place dans ce monde”).

Cette attitude est également fondée sur un principe : la liberté à tout prix, qui finalement construira un enfermement, la liberté en tant que concept et non en tant que réalité. C 'est ignorer que la vraie liberté appartient à ceux qui connaissent et reconnaissent le monde tel qu'il est et savent l'utiliser, et ce monde là possède des limites naturelles.

Ainsi, nous pouvons rencontrer des enfants sans limites, méprisant les règles et les lois, selon les cas, crasseux, insultants, marchant sur la table au cours du repas, interrompant violemment les conversations, frappant leur prochain, etc, sans aucune réaction de la part de leurs parents. Ces enfants sont à l'abandon et vivent une immense détresse. Leur comportement est un appel permanent pour que l'on s'intéresse enfin vraiment à eux. Ceci étant, dans mon expérience, ces cas restent exceptionnels, et je fais la différence entre l'enfant dans l'abandon psychologique (qui peut être en présence physique continue de ses parents, présents physiquement mais psychologiquement absents) et les manifestations émotionnelles d'un enfant qui s'exprime et nous invite à nous demander pourquoi il a tel ou tel comportement.

L'enfant accompagné peut lui aussi refuser de se laver, être insultant, déranger, frapper autrui, et c'est aussi un acte révélateur d'une souffrance. Le parent ou l'éducateur accompagnant prendra son enfant au sérieux, avec beaucoup d'intérêt et d'empathie, pour l'aider à résoudre le problème qui génère la transgression. Dans ce cas, il n'y a aucune limite à la patience et à l'amour que l'adulte peut mettre au service de la relation pour venir à bout d'une situation dont l'usage d'autorité n'est jamais la solution.

 L'autorité qui prétend “mettre des limites” est une réponse à l'impuissance face à une situation qui nous dépasse :
– Maintenant, ça suffit !
– J'ai dit non , c'est non !
– Arrête ou tu vas avoir une fessée !
– ça suffit, va dans ta chambre !

Sans parler des claques, châtiments, réprimandes et autres outils de persuasion, qui révèlent le pouvoir de domination que nous prenons parfois sur l'enfant pour stopper des comportements qui nous dérangent. Mais si ces façons de “mettre des limites” mettent fin à certaines situations, elles ne sauraient constituer une solution au problème de l'enfant. Elles sont, en apparence du moins, et momentanément, une “solution” au problème de l'adulte…

D'une manière générale, si l'enfant reste avec son conflit intérieur – car il ne s'est senti ni entendu ni compris dans sa demande sous-jacente – celle-ci s'exprimera à nouveau ultérieurement, de la même manière ou différemment, ou bien il refoulera son conflit pour le retourner plus tard contre lui en développant inconsciemment une névrose ou une réaction somatique.

Distinguer entre “nos” limites et “les” limites

Pour moi, les limites en tant que principe éducatif n'existent pas. En revanche, ce sont nos limites qui s'expriment lorsque la situation vécue avec l'enfant vient au bout de notre patience, que nous ne sommes plus disponibles pour écouter, dialoguer, mettre en lumière, comprendre et aller vers des solutions ; ou simplement pour être là, serein, disponible, pour accompagner l'enfant dans une crise de rage ou de pleurs, pour réconforter, protéger, donner de l'attention et des gestes d'amour pour que l'enfant puisse aller, en toute sécurité, au bout de son émotion, même si nous ne la comprenons pas. Oui, nos limites existent et nous en avons tous, personnalisées et variées. Cela ne me dérange pas d'aller fréquemment chercher mon fils chez un copain tandis que son père trouve cela pénible. Je ne suis pas choquée de voir mon enfant manger avec ses mains tandis que c'est inacceptable pour mon frère. Je n'aime pas voir les enfants grimper au sommet des rochers tandis qu'un autre ne s'en inquiètera pas…

Je crois qu'il est important d'informer l'enfant que nos limites existent. Nous en avons, et il en a aussi. Reconnaissant cela, nous pouvons parler à partir de nous, en disant “je”. Ce n'est donc plus : “Ce n'est pas raisonnable d'aller chaque jour chez un copain !” mais “Je me sens embêté de devoir aller te chercher à chaque fois car je n'aime pas prendre la voiture aussi souvent…”. Ce n'est plus : “C'est dégoûtant de manger avec ses doigts !” mais : “Je me sens écoeuré quand je te vois manger avec tes mains”… Je ne dirai pas : “C'est dangereux de grimper en haut du rocher !”, mais : “Je me sens inquiète quand je te vois si haut” ! A partir de là, le dialogue s'ouvre et des solutions convenables pour chacun peuvent émerger, sans domination. Car ni l'enfant ni quiconque n'a à supporter nos propres limites, et c'est un vrai défi humain que de trouver les arrangements qui conviennent au respect des différences, quelles qu'elles soient.

Face au constat que nous avions besoin de calme le matin et le soir à la maison, tandis que les enfants avaient envie de jouer plus ou moins bruyamment à ces périodes du jour, nous avons mis dans nos priorités la construction d'une pièce supplémentaire qui leur est entièrement destinée. Si nous avions imposé notre besoin, c'était au détriment de celui des enfants… Des vraies solutions existent dans la plupart des cas pour satisfaire tout le monde, pour peu que l'on estime que cette recherche est prioritaire dans nos vies et dans notre relation à l'enfant. Cela implique aussi de renoncer à l'idée que l'enfant doit être éduqué, moulé, conditionné, modelé, adapté pour devenir conforme au monde tel qu'il a été créé par les adultes.

Car, que faisons nous d'autre – en prétendant éduquer – que formater les enfants pour qu'ils deviennent les acteurs d'une société prédéfinie, au péril de l'innocence et de la créativité qui les caractérisent ?

J'ai l'intime conviction qu'une société nouvelle, inspirée par l'essence profonde et divine de chaque être qui naît sur cette terre, pourrait émerger si nous arrêtions d'abîmer l'enfant avec nos exigences et la projection de nos croyances.

Les “vraies” limites sont physiques et conjoncturelles. Ces limites sont non pas psychologiques, mais réelles. Ainsi, à l'enfant qui dirait : “Est-ce que je peux traverser la mer avec mes palmes et mes brassards ?”, le parent laxiste dirait “Fais ton expérience” et mettrait l'enfant en danger. Le parent accompagnant expliquerait : “Ce n'est pas possible. La mer est grande, très grande. Ce serait très long de la traverser, etc., etc.”. Ce serait l'occasion d'amener l'enfant à prendre conscience d'une réalité nouvelle pour lui. Voyant que l'expérience est très importante pour l'enfant, le parent accompagnant pourrait aussi proposer : “Je vois que tu as vraiment besoin de te rendre compte par toi-même. Tu as envie de nager très loin dans la mer. Tu veux vraiment faire cette expérience, alors nous allons la faire en toute sécurité : je vais venir avec toi et si tu es fatigué de nager tu pourras t'accrocher à mes épaules pour retourner sur la plage…”.

L'enfant qui, à toute proposition raisonnable dirait : “Non. Ça ne fait rien. Je ne t'écoute pas. J'y vais quand même…” dit autre chose. Il provoque l'attention de l'adulte pour l'attirer à lui. Il a besoin d'aide, de contact, d'écoute, d'empathie pour une raison peut-être sans relation avec le sujet évoqué.

Les limites sont matérielles (“Je ne peux pas t'amener : je n'ai pas de voiture.”), tandis que nos limites sont émotionnelles (“Je me sens contrarié de devoir te véhiculer sans arrêt !”), et nous pouvons nous sentir envahis par notre ressenti : la rage de l'enfant nous met en colère, nous avons peur, nous nous sentons agaçés, excédés, démunis, etc.. Ce qui se manifeste lorsque nous touchons à nos propres limites, c'est notre petit enfant intérieur avec ses peurs, ses colères refoulées, ses traumas et son conditionnement. Au plus nous prendrons conscience de son existence et de son histoire, au plus nous serons présent à l'enfant que nous devons accompagner, non pas en référence au passé, mais dans une disponibilité totale et neuve.

L'enfant a besoin du parent accompagnant qui lui montre ou lui permet de découvrir par lui-même les contours et les reliefs du monde, qui l'informe des règles et des lois, naturelles et humaines pour accroître sa conscience et son autonomie (“Il est interdit de taper”, “Chacun a droit au respect.”, etc.).

Distinguer entre règles universelles et conventions culturelles

Notre monde possède ses règles universelles, notamment celle du respect, épouvantablement mise à mal en tous coins de la planète, qui pourrait se résumer ainsi : “Ma liberté s'arrête où commence celle d'autrui”.

Et puis il y a des règles conventionnelles, culturelles, qui varient d'un peuple à l'autre, d'une famille à l'autre…Une convention est, comme son nom l'indique, une chose convenue – dont le sens peut échapper à l'enfant. Celui-ci a, naturellement, un grand besoin de cohérence entre ce qu'il vit et ce qu'il ressent. Le petit enfant n'a donc que faire des conventions.

Ma fille voit le beau gâteau que la cuisinière apporte sur la table et elle en veut “tout de suite”. La cuisinière se fâche, la juge impolie et lui impose rudement d'attendre son tour pour être servie quand tous les convives seront prêts… Elle n'a pas perçu l'immense et délicat cadeau qui lui était fait, comme un suprême compliment, dans les yeux d'une petite fille pétillante de vie, gourmande, spontanée, qui reconnaît à la vue de ce gâteau tous les talents de la cuisinière, et la remercie par son enthousiasme. La cuisinière vit l'attitude de la petite fille comme un outrage… Mais quelle était l'intention de l'enfant ?

Pour l'enfant, jusqu'à 10 ou 12 ans, parfois plus tard, la convention est une étrangère. L'enfant vit au présent, dans la spontanéité. Il négligera de dire bonjour à neuf personnes pour se jeter au cou de la dixième, car celle-ci a de la valeur à ses yeux. Son salut est alors empreint de sincérité et de véritable affection.

Nous disons tous bonjour, au revoir et merci à longueur de journée sans vraiment penser au sens de nos paroles. Ces mots “vidés” de leur sens profond résonnent comme des automatismes, nécessaires sans doute pour enjoliver les relations sociales, pour que nous “n'oubliions” pas tout à fait d'être agréable aux autres. Ces codes sociaux sont nécessaires, et nous devons informer les enfants des usages en tant que régulateurs sociaux.

En revanche, faire passer cet apprentissage avant le bien-être de l'enfant – à un âge ou il ne peut le vivre que comme une frustration ou une contrainte – me semble aller à l'encontre d'un développement respectueux. Je dirais même plus : un enfant qui a été précocement forcé à se conformer aux conventions a des chances de devenir un adolescent rebelle, tandis qu'un enfant qui aura pu vivre librement son enfance aura naturellement le goût et le désir de s'identifier aux règles de la société dans laquelle il vit, pour y trouver sa place. N'ayant pas été contraint ni maltraité pour son “éducation”, il a une profonde estime pour les adultes bienveillants qui l'ont entouré et aspire à devenir comme eux.

Je ne souscris pas à l'idée que la rébellion de l'adolescent est une période positive de construction et d'affirmation de soi, qui justifierait la violence de ses comportements envers autrui (mépris, colère, délinquance, vandalisme, agressivité…) ou contre lui-même (mutisme, usage du tabac, de la drogue, de l'alcool, dépression, tentative de suicide…). Seuls les jeunes qui ont grandi dans un carcan tentent de s'en libérer par la rébellion ou la destruction de soi.

Les enfants libres n'ont à se libérer de rien.

Les adultes, de plus en plus nombreux, qui suivent une psychothérapie font principalement une chose : tenter de retrouver et de guérir en eux l'enfant souffrant, car il détermine notre vie entière. Parallèlement à ces indispensables guérisons, nous ferions bien de nous préoccuper enfin de la meilleure manière d'accompagner l'enfant, plutôt que de produire inéluctablement des générations souffrantes.

Laissons aux enfants le temps de déployer leur propre harmonie, accompagnons ce fantastique travail d'épanouissement avec discrétion, respect et délicatesse, afin que chaque être qui naît sur cette terre rende le monde bénéficiaire de sa valeur unique. Et n'oublions pas que l'enfant écouté écoutera, l'enfant respecté respectera, l'enfant servi sera serviable, l'enfant aimé pour ce qu'il est, et non pour ce qu'il fait, aimera son prochain de la même manière.

Et nous pourrons nous demander, chaque fois que nous imposons une limite, pour quelle raison concrète nous le faisons.

SOPHIE RAHBI
http://www.alain-scohy.com/limites.htm
Mars 2005
Article publié dans la revue 56 de janvier 2006


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